jeudi 1 juin 2017

Journal d'Aanore, quatrième entrée : La tête tranchée

Bonjour Journal. Aujourd’hui j’ai beaucoup pleuré, et cela m’a donné à réfléchir.
S'il y a bien une chose que j’ai appris de ma mère, c’est que quelle que soit l’échelle d’un groupe ou d’une foule, ce dernier
est toujours comparable à un seul individu.

Dans un système comme le nôtre, o
ù la productivité et le profit priment sur le bien-être et la condition humaine, il est clair que la tête qui nous dirige est aveuglée par une étoile quelconque, qu’elle cherche à atteindre à tout prix.
 

Ainsi, ce système se sert de ses mains régisseuses, son système médiatique et son système financier pour tirer sur son propre crâne afin de l’étirer vers le progrès. Progrès qu’il n’est pas stupide de rechercher, loin de là. Plus le corps est grand, plus il aura de surface proche du confort apporté par l’évolution.
 

Mais là où la logique devient faussée, c’est que plus la tête est loin du sol, plus les différences de pressions et de qualité de vie sont grandes d’un point à l’autre. On pourrait penser que la solution, c’est que l’énergie des pieds et de tout le corps se transmette aux bras et à la tête afin de faire entendre son intérêt : garder les pieds sur terre.

Seulement, bien que je répugne à le dire, il y a bien une chose que j’ai apprise de mon père. Gravir les échelons de la colonne vertébrale politique pour atteindre la tête qu’est notre système actuel, c’est faire des compromis vis à vis de ses valeurs humanitaire
s.

Ainsi, celui qui se tient au sommet du crâne est celui qui
a abandonné toutes convictions personnelles pour adopter celle de la productivité du système ; toute l’énergie qui souhaiterait remonter pour raisonner un peu ce non-sens effrayant ne pourrait le faire qu’à condition d’y adhérer.  Paradoxe schizophrénique et sadiquement masochiste.

Mon père est un Huula, c’est à dire un savant mélange entre un médiateur et un juge. Son métier est de transmettre la volonté du crâne politique au reste du corps autant que de faire entendre à la tête les souhai
ts du reste du système. Il est comme un cœur répartissant les énergies dans tout le corps. Mais comme un cœur, il se doit d’obéir sans discuter à la volonté maîtresse, ainsi il favorise les deux mains, qui nécessitent bien trop d’énergie pour tirer plus fort qu’elles ne le devraient.

La conséquence de tout ça, c’est que les mains financière
s et banquières sont devenues plus importantes que la tête elle même, qui doit obéir désormais à leur volonté aveuglément si elle veut continuer à monter.

Je ne parlerai pas de l’estomac, milieu moyen et associatif qui représente la voix du plus grand nombre vers la tête, partant pour ainsi dire dans toutes les directions pour n‘en choisir qu’une seule. Opinion qui sera envoyée entre-autres à la tête, comme si celle-ci avait encore le moindre pouvoir.

Il existe bien sur l’alternative de la magie, celle d’un monde régi par des lois bien plus profonde
s que la volonté humaine, mais ce sujet tabou est comme un organe sexuel : surtout ne pas le montrer aux gens tant qu’ils n’ont pas adhéré à un monde qui veut fonctionner sans.
 

Car oui, si les gens savaient la vérité dès le départ, alors la tête et les mains ne pourraient plus canaliser toute l’énergie sans en laisser à cet organe devenu vestigial.

Ainsi, ce corps inharmonieux, à force d’oublier que le plus gros du travail est de faire parvenir le confort à ceux qui en on le plus besoin, ne permet plus aux veines de répartir le sang. Tout ça à cause d’une tête qui est partie à la recherche d’une étoile sans prévoir de marche arrière.

Mais aussi vite que puisse aller cette tête, elle ne pourra jamais contrecarrer la plus simple évidence : les pieds ne pourront jamais se décoller du sol. Le fond du panier, les parjures du système, ceux qui n’ont plus le temps ni les moyens de remonter le réseau nerveux ou sanguin sont condamné à rester dans la mer acide, glaireuse et bileuse que cette tête recrache sous le poids de l’effort et de la malbouffe.

Pieds qui, en plus de ne plus pouvoir supporter leur existence désastreuse, sont envahis pas les fourmis de la folie, remplaçant le sang manquant à leurs sainteté morale.

Et de l
à où je suis, ces pieds mourants, je les vois.

Je vois une foule d’âme
s désœuvrées et perdues, errantes dans la jungle morbide de notre système sans savoir ni même comprendre où ont-elles donc échoué pour être à ce point dépourvues de vie et d’énergie.

Chacun de ces fantômes avance malgré la difficulté, traverse chaque jour et chaque semaine, écrasé sous le poids de la défaite, pour certains même sous la somme des manques de toute leur famille, de tou
s leurs amis et connaissances.

Je vois ces gens faire de leur mieux, je les vois sourire et parler avec l’énergie du désespoir... si ils se taisaient alors ils ne seraient plus rien.

Que dois-je leur dire quand ils reconnaissent en moi la fille d’un noble, qu’ils m’accablent de tout leur mots et de leurs pires insultes ?

J’aimerais leur expliquer, j’aimerais leur montrer, « regardez, il est là le vrai problème ! C’est ce système qui vous empêche d’avancer, de la même façon qu’il m’a placé à un endroit ou je n’ai pas à m’inquiéter. »

Seulement ce n’est pas aussi simple. Trop concerné
s par leur propre survie, baignés dans les ordures consommables, envahissantes et consolatrices, nouvelles princesses prodiges du fléau, ils ne peuvent plus discerner la vérité, ils ne peuvent plus se préoccuper d’autre chose que de leur propre situation désespérée, et je les comprends.

Comment leur reprocher d’en vouloir à quelqu’un comme moi ?

Il
s provoquent en moi une énorme envie de pédagogie, « Ô, voudrais-je dire, vous, les têtes pensantes qui nous tirent tous vers le haut, ne voyez-vous donc pas que vous êtes en train de nous écarteler ? Et vous, ô peuple soumis à la torture d’être ignoré même dans la mort, ne voyez vous pas que le problème est plus haut que le cœur ?».

Cœur dans lequel je suis née. Moi la grise, moi la morte, celle d
ont personne n’ose parler trop fort de peur d’être lié à mon déshonneur. Quelle joie que d’être aussi haut dans le corps quand on se sent si proche du fond du panier !
 

Panier dans lequel, si certaines pommes sont pourries, c’est parce que les gens ne mangent que celles du dessus. Panier dans lequel, si je suis une pomme, alors je suis empoisonnée.

Car crois moi ou non, journal, mais à force de tirer trop fort sur une tête, le cou cède.
 

Et quand les mains viendront quémander au cœur une nouvelle tête, j’espère bien être la goutte de cyanure qui fera refleurir le vase rouge de cette décapitation.

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